dimanche 15 février 2009

Les barrages de la colère

Villa O’Higgins, début de la Carretera Austral, région de Aysen, Patagonie chilienne. Nous sommes dans le bateau qui nous permet de traverser le lac O’Higgins pour atteindre Villa O’Higgins, le village du bout de la Carretera Austral. Pendant les deux heures et demi de traversée, une vidéo promotionnelle de la région de Aysen nous est projetée sur un grand écran. Cette vidéo est suivie d’une autre, nettement moins professionnelle, montrant le suivi d’une manifestation à cheval, de plusieurs jours, unie derrière un slogan: “¡Patagonia chilena sin represas!”. A côté de l’écran, un livre de photos, dont le titre reprend le même slogan, trône sur un petit meuble. Nous avons beau chercher la signification de “represas” dans notre petit dictionnaire de poche, il n’y apparait pas, et nous n’y avons pas prêté plus d’attention sur le coup.

Le lendemain, nous arrivons à Villa O’Higgins, petit village sauvage abrité au creux d’une belle vallée, entourée de forêts et de sommets enneigés. Nous trouvons un endroit pour camper dans le jardin de l’auberge El Mosco et nous nous rendons dans le “centre-ville”. A notre grande surprise, nous trouvons placardé sur de nombreuses fenêtres de maisons et de bâtiments publics des affiches faisant écho au même slogan “¡Patagonia chilena sin represas!”. De retour à l’auberge, nous trouvons le même livre que sur le bateau! Cette fois, nous ne tenons plus notre curiosité, et nous demandons à Jorge, le patron de l’auberge, la signification de represas. “Barrages”, nous répond-il. Voilà la clef du mystère : le gouvernement chilien projette de faire construire des barrages colossaux le long de 2 fleuves de la région. Opposés à ce projet de développement industriel, la plupart de la population locale affiche sa position en placardant des posters contre les barrages : “La patagonie chilienne sans barrages!”.

Sans connaître le détail du débat, nous poursuivons notre chemin dans une région quasiment inconnue mais magnifique. De longues vallées glaciaires sont les hôtes de magnifiques fleuves aux eaux bleues et regorgeant de truites et saumons. Les montagnes escarpées sont presque toutes coiffées de glaciers, desquels prennent source de longs torrents et cascades tels de grands rubans blancs retombant sur les épaules montagneuses. Les versants escarpés sont recouverts d’une forêt vierge froide, infranchissable, d’où proviennent d’innombrables cris d’oiseaux exotiques et croassements de grenouilles. Le calme est roi et nous nous sentons comme absorbés dans un nid douillet par cette nature verdoyante et pristine. Le long de la route, quelques petites fermes proposent des sites de camping ainsi que des produits maison comme du miel, du lait et des confitures. En nous arrêtant dans une de ces propriétés, nous nous rendons compte qu’un soutien important du ministère de l’agriculture est alloué au développement rural en accord avec un slogan faisant office d’hymne à la région de Aysen: “Aysen, réserve de Vie”. Les gens sont attachés à cette nature dont ils tirent leur subsistance sans lui nuire. C’est pour nous un réel bonheur et un retour à la vie rurale que nous avions laissée en nous convertissant au mode de vie citadin.


A 250 km après Villa O’Higgins, nous tombons nez à nez avec le rio Baker, coulant avec force au fond d’une gorge étroite et profonde. A cette vision, nous comprenons immédiatement pourquoi le rio Baker est un des sites selectionnés pour développer des centrales hydroelectriques : le courant violent de la rivière canalise dans une gorge aussi étroite possède un potentiel énergetique inimaginable. Il nous paraît évident que ce site puisse être utilisé comme source d’énergie, d’autant qu’il n’y a pas d’habitations sur les versants de la gorge. Alors pourquoi une telle mobilisation populaire contre les barrages ?

Nous trouvons la réponse à Coyhaique, capitale de la région de Aysen, au siège de l’ONG Patagonia sin represas. Nous rencontrons Daniela, qui travaille à plein temps pour l’association. Au cours de notre entretien, Daniela nous donne des clefs importantes pour comprendre le problème.
- Le chili fait face à une crise énergetique importante, surtout Santiago, limitant ainsi le développement économique. Le gouvernement doit donc répondre en urgence à une pression énergetique, et les barrages proposés sont une source d’énergie à moindre coût.
- La clef du problème est l’immense distance entre le site de production et le site d’alimentation qui est Santiago. Pour pallier à ce problème, le projet prévoit la construction de la plus longue ligne à haute-tension du monde, qui parcourerait le Chili sur 2300 km.
- Cette ligne haute-tension véhiculerait un courant continu si bien que les populations des régions traversées ne pourraient pas bénéficier de l’électricité, destinée en exclusivité aux habitants de Santiago.
- Ce projet de ligne haute-tension traverse 4 parcs nationaux et 8 réserves naturelles. Les lignes soutenues par des pilônes de 70 m de hauteur nécessitent des coupes à blanc dans la forêt sur une largeur de 100m pour chaque ligne.


Ce sont ces lignes haute-tension qui sont le plus rejetées par la population locale. Une campagne de communication a été lancée sur le thème “ la pire image du pays”, montrant un montage photographique de paysages magnifiques des parcs concernés défigurés par des pilônes et cables de lignes à haute-tension. Ce montage photographique illustre ce qui se passera si les projets sont acceptés.

Le débat généré autour de la question des barrages dépasse de loin les frontières du Chili. En effet, les entreprises concernées pour le développement des barrages sont européennes. En face, les institutions qui financent majoritairement les campagnes de communication contre les barrages sont également étrangères, et comptent notamment the Natural Ressource Defense Council, Greenpeace, et en première ligne le milliardaire Douglas Tompkins, qui a créé le parc naturel de Pumalin situé directement sur le trajet des lignes à haute-tension.

Au delà du problème chilien, cette mobilisation internationale illustre et ouvre un véritable débat de société en posant la question primordiale : Quel sera notre avenir ? Doit-on opter pour la poursuite d’un développement industriel et économique à grande échelle, ou doit-on privilégier un développement local en accord avec notre environnement et le développement durable. Alors que la région de Aysen semble privilégier la seconde solution en soutenant un tourisme rural, le gouvernement chilien semble plutôt opter pour la première solution en cherchant à développer des structures lourdes à l’échelle du pays. Une autre question se pose : les intérêts nationaux, et en priorité la capitale Santiago, doivent –ils passer devant le droit des populations locales de choisir leur mode de développement ? Quel que soit le résultat du débat et quelle que soit la décision politique finale, la discussion existe et la question du choix du mode de développement est posée. Il y a 20 ou 30 ans, cela n’aurait certainement pas été le cas et le développement industriel aurait eu peu d'opposition. A l’heure où nous sommes à un tournant important de notre société et où les décideurs politiques doivent faire des choix critiques sur la marche que doit prendre notre civilisation, nous espérons que ce genre de débat permette de poser toutes les cartes sur la table et de prendre les bonnes décisions.

Plus d'infos (en espagnol):

http://www.hidroaysen.cl/

http://www.patagoniasinrepresas.cl/