mercredi 15 juillet 2009

Moray et les salines de Maras (15-07-09)

« Moray viendrait d’un mot quechua qui signifie circulaire. On pense que le mot quechua a été déformé par la suite par les colons espagnols », nous explique Nina, notre guide. Nous sommes dans la vallée sacrée des incas, dans la région de Cusco, au Pérou. Cette vallée incroyable est le siège de nombreuses ruines héritées de la civilisation inca, dont le célèbre Machu Picchu. Nina nous fait visiter les amphithéâtres de Moray, sur la petite commune de Maras. Devant nous s’enfonce une large et profonde dépression, abritée du vent, où sont restaurées des terrasses presque rondes. Curieux comme construction… qu’ont-ils encore inventé ces Incas ? Une énigme supplémentaire sur laquelle les archéologues ont dû passer quelques nuits sans sommeil !


« Descendons dans le trou, vous allez comprendre » nous dit Nina en se dirigeant vers une sorte d’escalier, constitué de quelques pierres directement fixées dans le mur de soutènement des terrasses. Nous prenons vite chaud à mesure que nous descendons, et nous enlevons quelques couches de vêtement dès notre arrivée dans le cercle final. « Vous avez remarqué qu’il fait plus chaud ici qu’en haut, n’est-ce pas ? Il y a une différence de température d’environ 5°C entre la première et la dixième terrasse, alors que pour une même différence de hauteur, il devrait normalement n’y avoir que 0.5°C d’écart de température. Les archéologues ont émis l’hypothèse que ce site était un laboratoire expérimental d’agronomie car ils ont trouvé des graines de diverses plantes, comme le maïs, la coca, la pomme de terre, etc., en fonction des terrasses. Le plus surprenant, c’est que certaines de ses plantes, comme la coca, ne poussent pas sous le climat de la région de Cusco. Ainsi, ils ont supposé que les différentes terrasses auraient permis de reconstituer des microclimats afin de tester des cultures de quantifier leur production. Certains archéologues pensent même que les différentes conditions climatiques des terrasses représenteraient les différentes zones écologiques de l’empire Inca, et que le site de Moray leur aurait permis d’estimer les productions agricoles », nous explique Nina.

Puis Nina nous montre le système d’irrigation, que nous retrouvons dans toutes les constructions incas : un seul canal d’irrigation, directement taillé dans la pierre, alimente chaque terrasse. A chaque niveau, un excellent réseau de drainage et un savant calcul de pente permettent une parfaite distribution de l’eau.




Cependant, une question nous trotte dans la tête depuis le début de la visite et nous finissons par demander à Nina :
« Est-ce que les scientifiques savent pourquoi cette dépression existe ? »
En effet, un tel trou dans le paysage, sans sortie d’eau et protégé du vent, n’est pas lié à l’érosion d’une rivière et doit avoir une autre explication géologique.
« C’est naturel. Les Incas ont simplement utilisé la morphologie du paysage pour construire les terrasses », nous répond Nina qui ne comprenait visiblement la dimension géologique de notre question.
Sur notre insistance, Nina rajoute :
« Des géologues disent que c’est un ancien volcan ». Nous sommes tous les deux très sceptiques. Une dépression naturelle, oui, mais certainement pas liée à un évènement volcanique car aucune roche volcanique n’affleure dans les environs. Nous continuons notre déambulation dans les ruines de Moray lorsque soudain, j’entends Olivier s’écrier : « La voilà la réponse : du gypse !! C’est du gypse ! ». Tous nous regardent sans comprendre… une explication s’engage. Le gypse (sulfate de calcium hydraté) est une roche sédimentaire saline qui se dépose par évaporation de l’eau de mer (d’où le nom d’évaporite). Comme cette roche provient de l’évaporation de l’eau, elle est inversement très soluble dans l’eau (voir les structures d’érosion du gypse en forme de pics sur la photo) et il n’est pas rare que les eaux souterraines dissolvent localement les roches salines en formant des cavités, voire des grottes. Cependant, les roches sus-jacentes exercent un poids colossal sur ces cavités qui deviennent instables et provoquent des effondrements qui se traduisent en surface par la formation de trous, similaires à des cratères. Pour nous géologues, la morphologie de la dépression de Moray est effectivement plus caractéristique d’un effondrement lié à une cavité souterraine, qu’à un cratère de volcan. Alors quand en plus, le gypse affleure sur les flancs de la dépression, nous sommes convaincus par cette hypothèse !



Quelques centaines de mètres plus bas en altitude, nous découvrons les salines de Maras. Le blanc du sel étincelle violemment sous le feu sacré du soleil, nous contraignant à plisser nos yeux pour supporter la luminosité démentielle. Depuis l’autre côté du talweg, le réseau des terrasses, creusées dans la paroi abrupte, ressemble à une palette de peintre déclinant toutes les nuances de blanc et de beige.

Selon Nina, ces salines auraient existé bien avant l’époque Inca. Actuellement, elles sont encore en activité grâce à une association qui gère l’entretien des bassins et emploient cinq personnes pour les entretenir et les alimenter. En tout, les salines comprennent 5000 bassins dont les propriétaires sont les villages environnants. Chacune des familles propriétaires se transmet son bassin de génération en génération, et vient récolter trois fois par an, entre avril et octobre, le précieux sel. 600 à 900 kg de sel sont récoltés tous les ans par bassin. La qualité du sel produit contrôle son prix et son utilisation. Par exemple, la fleur de sel, utilisé dans notre alimentation, est le sel de meilleure qualité et est vendu au Pérou à 18-20 Sol le quintal, soit 5 euros pour 100 kg ! Le sel de seconde qualité est utilisé pour l’alimentation animale (environ 4 euros le quintal) et celui de 3ème qualité, qui contient de l’argile, est utilisé en agriculture (1 euro le quintal). Autant dire que l’exploitation de ce sel relève plus de la tradition que de la rentabilité commerciale !

Mais d’où vient ce sel et comment se forme-t-il ?
L’origine des salines de Maras est certainement liée au site de Moray, situé à environ 500 m plus haut. En effet, comme le gypse se forme par évaporation de l’eau de mer, il est souvent associé à du sel (voir l’article concernant le dépôt des différentes évaporites : le lithium d’Atacama ). Ainsi, même si nous n’avons pas observé de sel aux alentours immédiats des terrasses de Moray, il est très vraisemblable que du sel soit présent sous la surface du sol. L’eau qui s’infiltre au fond des terrasses de Moray percole à travers des roches comme le gypse et le sel, qu’elle dissout à son passage. Ces eaux chargées en sels s’écoulent souterrainement jusqu’aux sources de Maras, où les eaux sont canalisées et réparties vers les différents bassins par un système ancestral de canaux.
Dans chaque bassin fermé, l’évaporation se fait naturellement. Peu à peu, le sel précipite et se dépose au fond du bassin argileux pour constituer une croûte marron à blanche étincelante. C’est ce sel qui est ensuite récolté de façon traditionnelle.



Les sites de Moray et Maras, pourtant bien différents d’un point de vue archéologique, sont étroitement liés d’un point de vue géologique, l’origine du second résultant directement de l’existence du premier. Les incas et leurs prédécesseurs avaient donc su tirer profit à merveille de structures géologiques naturelles.