mercredi 23 septembre 2009

La dernière traversée ... à pied

Le retour à Cusco est difficile. Orphelins de nos vélos, nous déambulons à la recherche d’un petit hôtel avec des chambres libres, alourdis de nos sacoches qu’il nous est impossible de porter à dos. Une fois un hôtel trouvé, nous nous réfugions dans la chambre, désarmés, désemparés. Que faire maintenant ? Sans vélo, nous ne pouvons pas porter nos sacoches, dont le poids est d’ailleurs bien trop important pour que nous puissions transvaser tout notre matériel dans un simple sac à dos. Devons-nous donc rejoindre Lima directement en bus, et finir lamentablement notre aventure sur ce coup dur ? Et que faire à Lima pendant deux mois, dans cette mégapole monstrueuse où il n’y a rien à faire ni rien à voir, hormis la brume qui occulte en permanence le soleil ? Et quel sentiment aurons-nous en débarquant à Lima, un sentiment d’abandon de la Géoroute, de désastre, voire de lâcheté ?

Non, ce n’est pas possible, nous ne pouvons définitivement pas rester sur ça, surtout ne pas donner raison aux voleurs en abandonnant. Nous devons nous convaincre de ne pas baisser les bras, et de ne pas laisser ces petites gens malintentionnées détruire notre rêve. Nous devons continuer coûte que coûte, et par tous les moyens, pour nous, pour les enfants et les élèves qui nous suivent. Alors c’est décidé, nous irons à pied, sacs à dos flambant neufs sur les épaules, en ne gardant avec nous que le strict minimum, c’est-à-dire le matériel de camping, quelques vêtements et les appareils photo. Et le reste ? Et bien nous avons la chance d’avoir été aidés et soutenus par Yves, le propriétaire français de l’hôtel où nous avions séjourné durant notre première semaine à Cusco, et qui nous a gentiment proposé de garder nos affaires « inutiles » chez lui, avant de nous les envoyer par un cargo-bus à Lima lors de notre arrivée. Nous tenons sincèrement à remercier Yves pour son aide plus que précieuse et chaleureuse !


Le 4 août, nous sommes de nouveau sur le départ. Nos sacs à dos de 60 litres sont partiellement chargés, de la place étant gardée pour la nourriture. Ainsi parés, nous quittons pour la dernière fois Cusco, la cité impériale des Incas, pour Abancay, ville située à courte distance après le petit village où notre mésaventure a débuté. Ce sera notre nouveau point de départ, le départ d’une nouvelle aventure, 470 kilomètres à pied nous attendent, en fond de vallée puis sur les plateaux de l’Altiplano, désert asséché perché à 4000 mètres d’altitude, aux nuits glaciales. Tout en étant excités par ce nouveau départ, une certaine appréhension nous serre la gorge. A pied, va-t-on supporter cet effort si différent que le vélo ? A la cadence ralentie, va-t-on trouver à manger et à boire quand nous en aurons besoin ? La meilleure réponse est d’aller le vérifier par nous-mêmes, au cours d’une longue marche qui durera plus de deux semaines.



Les premiers kilomètres sont agréables, la foulée légère, la tête et les épaules bien redressées, fiers de notre décision. Deux heures et quelques kilomètres plus tard, le ton change du tout au tout. Les muscles des jambes sont tétanisés et douloureux, les épaules courbées vers l’avant et labourées par le poids insupportable du sac. La chaleur nous terrasse et les moustiques par centaines nous attaquent en escadrons tels des kamikazes japonais fondant sur leur cible. Il faut bien nous rendre à l’évidence : ce sera bien plus difficile que tout ce que nous avons affronté jusqu’à maintenant.


La journée du lendemain vient confirmer ce sentiment. Alors que nous n’avions parcouru que 17 kilomètres au cours de la matinée, une tendinite commence à se réveiller à la base du tibia. Malheureusement, je la connais déjà cette maudite tendinite, et si elle décide de s’exprimer comme il y a 15 ans, alors c’est l’immobilisation et la fin définitive de l’aventure. Nous n’avons parcourus que 50 kilomètres, et il nous en reste plus de 400 …


Par tous les moyens, il faut l’empêcher de se développer : assouplissements poussés, bain de pied dans l’eau glacée du torrent, badigeonnage d’anti-inflammatoire. Pour finir, Caro tente de décontracter le muscle qui tire sur le tendon fautif en massant, mais malgré ses efforts à me faire hurler dans la tente, elle n’arrive pas à le décrisper d’un poil. C’est donc très inquiets et fatigués que nous nous couchons le deuxième soir, espérant que l’inflammation s’estompe d’elle-même avec le repos. Au réveil, rien n’a changé, et c’est encore plus inquiets que nous reprenons la route. Néanmoins, au fur et à mesure que les kilomètres défilent, je sens que les muscles de ma jambe se décrispent peu à peu, et que la douleur s’atténue. En fin de journée : miracle ! La douleur a disparu ! En restant prudents, nous pourrons donc continuer notre aventure. En route !


Chaque jour de marche est une nouvelle aventure de 25 kilomètres environ. Chaque journée nous apporte son lot de surprises et de rencontres. Dès le premier soir, littéralement sur les rotules et les pieds en feu, nous demandons l’hospitalité auprès d’une famille de paysans. Sans aucun problème, ils nous accueillent sur leurs terres. Visiblement très pauvres, ils habitent dans des cases en bois et feuilles de palmes et ne vivent que de la culture de leur petit lopin de terre. Malgré ce manque apparemment de ressource, nos hôtes nous ouvrent leur cœur et nous offrent de la nourriture en abondance : des fruits, des grains de maïs grillés, du fromage de chèvre et de la bouillie de manioc. Probablement une bonne partie de leur ration quotidienne ! Comment refuser une telle générosité, surtout lorsque la mère de famille nous fait comprendre qu’un refus de notre part serait ressenti comme une insulte. Malgré notre petit déjeuner copieux pris quelques minutes auparavant, nous rassemblons le peu d’appétit qu’il nous reste, et ingurgitons avec un réel plaisir ces mets délicieux qui nous sont offerts, devant le large sourire satisfait de notre bienfaitrice.


Tout au long du parcours, nous aurons la chance de connaître des expériences similaires. Les gens nous prenant pour des fous, des inconscients, ou bien des gens encore plus pauvres qu’eux et dans l’incapacité de se payer un billet de bus, ils nous prennent sous leur protection, nous donnent toutes les informations possibles et imaginables, nous offrent à boire et à manger. Même les enfants qui, les semaines précédentes, nous demandaient sans cesse : « Donne-moi tes dollars ! » accourent vers nous en nous demandant où nous allons comme ça, à pied, nous prenant pour des fous. Jamais, sur les deux semaines que dureront notre marche, un enfant nous demandera de l’argent !

Le long du parcours, d’autres amis se montrent particulièrement attentifs vis-à-vis de ces deux fous qui marchent, sans même les connaitre : les routiers. Effectuant régulièrement la route entre Cusco et Nazca, ils observent notre progression quasiment au jour le jour. C’est à coups de grands saluts amicaux qu’ils nous encouragent, certains même nous lançant des signes du pouce : « Chapeau les gars ! », semblent-ils vouloir dire. L’un d’entre eux nous lance même, un matin, deux oranges depuis sa fenêtre, puis continue son chemin. Un soir que nous nous arrêtons dans un petit resto au beau milieu de la Puna, nous sommes à table lorsqu’une grosse voix nous lance : « Vous êtes déjà là, vous ? ». Ne reconnaissant pas notre homme, et lisant notre surprise sur nos visages, il s’empresse d’ajouter : « J’effectue quotidiennement la route, et je vous vois tous les jours ! Vous savez, on parle de vous entre routiers. Vous êtes fous, mais assez incroyables ! Ah Ah ! ». Nous partageons sa bonne humeur, tout en étant totalement rassurés et soulagés : nous sommes sous la protection du monde de la route. Rien ne peut nous arriver.

Malgré ces bons moments, la route est dure. Les 6 premiers jours, nous sommes confinés au fond d’une vallée dont les flancs abrupts et vertigineux nous bouchent le paysage. Ingratement, nous devons avancer sans même profiter de la vue. Parfois même, la vallée est si profonde, escarpée et étroite qu’il n’y a pas de place entre la rivière et la route pour y installer la tente.




Heureusement, après une semaine d’effort, la route prend soudainement de la hauteur. Devant nous s’élève une montagne zébrée de zigzag le long desquels des camions semblent flotter : la route gravit la bordure du plateau de la Puna, perché à 4200 mètres d’altitude. L’ascension matinale nous ravit, d’autant que nous coupons à travers les alpages, entre les virages de la route. Quelques heures plus tard, nous débouchons sur un paysage incroyable, que nous connaissons pourtant déjà, la Puna, étendue vallonnée et couverte d’herbes rases s’étendant sur des dizaines de kilomètres.




Le contraste avec les kilomètres précédents est saisissant, la route s’ouvrant sur des lignes droites déprimantes de plusieurs kilomètres, interminables. A cette altitude, tout effort devient difficile. Nous soufflons comme des bœufs, les sangles des sacs à dos appuyant sur nos cages thoraciques. Les nuits sont glaciales, et nous terminerons même une soirée sous un orage de grêle. Le lendemain, la tente est tellement givrée que nous la plions comme du carton épais.



Au fur et à mesure de notre progression, le paysage devient de plus en plus sec et désertique. A 70 kilomètres de Nazca, aucune végétation ne pousse, hormis quelques cactus et arbustes rabougris. Les lits des rivières sont désespérément secs. Il n’y a rien sur des kilomètres que du désert, à perte de vue. Nous ne sommes qu’un grain de sable de vie dans cet univers minéral, et nous prenons toute l’ampleur de notre isolement et de notre vulnérabilité.



Nous ne pensons qu’à une seule chose : l’eau. Allons-nous en trouver dans les prochains kilomètres, ou dans les prochaines dizaines de kilomètres ? Devons-nous nous rationner malgré notre soif, ou nous abreuver en espérant trouver une source dans les heures qui suivent ? Chaque décision prise s’accompagne de doute, mais nous devons continuer coûte que coûte. L’avant dernier jour sera probablement le plus difficile. En ayant discuté avec certains locaux, nous savons que les 50 derniers kilomètres sont du désert aride, sans la moindre habitation ni la moindre trace d’eau liquide. Notre seul salut, ce sont des travaux de restauration de la route. Mais plus nous avançons, plus le désert semble hostile. La route descend de la Puna vers la plaine côtière et plus nous descendons, plus la chaleur devient étouffante. Nous n’apercevons aucune trace de travaux durant toute la journée. Notre maigre réserve d’eau s’épuise rapidement, et nous commençons à sérieusement douter de la véracité de ces travaux. Ce n’est qu’en fin de journée, alors qu’il ne nous reste qu’un fond d’eau dans chaque bidon, que nous entendons au loin une sirène d’engin de chantier. Nous sommes sauvés, les travailleurs nous donnent suffisamment d’eau pour la soirée, et pour le lendemain.


A 20 kilomètres de Nazca, nous nous préparons pour notre dernière nuit, au fond du lit asséché d’une rivière. C’est étrange tout de même. Nous sommes partis depuis 9 mois, et cette nuit vient ponctuer notre voyage. C’est une page de notre vie que nous sommes sur le point de tourner. Nous sommes partagés entre un sentiment de soulagement d’en finir avec la souffrance, l’inconfort de la tente et des matelas percés, et un sentiment de peur d’en finir et du retour à une vie normale, comme si rien ne s’était réellement passé. A la fois nostalgiques et pressés d’en finir, ce paradoxe nous met mal à l’aise lorsque, le matin du … août, nous prenons la route pour les 20 derniers kilomètres. Il fait bon, il faut dire que nous sommes redescendus en dessous de 1000 m d’altitude pour la première fois depuis plus de 4 mois. En redescendant de la Cordillère, nous redescendons sur Terre, du monde magique du voyage, du rêve de l’aventure. De la vie nomade nous réservant des surprises tous les jours, nous sommes sur le point de reprendre notre vie sédentaire, réglée comme du papier à musique.



Notre entrée dans Nazca nous serre la gorge. Nous savons que nous venons d’accomplir une expérience unique, quelque chose de fort et courageux. Un voyage de 9 mois le long de la Cordillère des Andes. Nous sommes très fiers. Malgré la difficulté, malgré nos mésaventures, nous y sommes parvenus. Nous avons affronté les éléments, repoussé nos limites, accepté les difficultés propres aux voyages en vélo. Nous avons appris à nous adapter, appris à être fort, appris à accepter les faiblesses de l’autre et ses propres faiblesses. C’est une expérience que nous garderons toute notre vie, et que nous avons besoin de partager avec le monde entier. Mais malgré la foule de locaux et de touristes, nous nous sentons seuls. Seuls avec nos souvenirs, nos rencontres heureuses et nos galères. Seuls.

En entrant dans Nazca, nous traversons les bidonvilles jonchés d’immondices puis la rivière asséchée, transformée en décharge publique. Nous sautons dans le premier hôtel, et courons nous réfugier dans la chambre. C’est la fin du voyage, et la fin du rêve.