samedi 26 septembre 2009

Sur le glacier Shullcon, Cordillère Centrale (Pérou, 24-28/08/09)

« Vous allez voir, c’est la saison sèche en ce moment, la mission va être superbe, et en plus je vais récolter de superbes données hydrologiques de la saison sèche ! »
Celui qui parle, c’est Thomas, un hydrologue de l’IRD (Institut de recherche pour le développement), basé à Lima.

Nous ne sommes arrivés à Lima que depuis 4 jours, et nous voici déjà en route pour la visite d’un nouveau site géologique, le dernier de la Géoroute, le glacier Shullcon, dans la Cordillère Centrale du Pérou. C’est notre ami Alain, également chercheur à l’IRD de Lima, qui a coordonné notre arrivée avec la mission de Thomas. Ce ne sont pas encore les vacances !

Au cours des 4 heures de route nécessaires pour atteindre le point de départ de la mission, nous avons eu le temps de faire connaissance avec Thomas. C’est un joyeux personnage, de corpulence massive typique d’ancien rugbyman, la langue bien pendue et le sourire toujours accroché aux lèvres. Les 5 jours de la mission qui se profile s’annoncent bien animés ! Mais l’équipe de la mission ne se réduit pas à nous trois. Nous sommes accompagnés de Jesus, un ingénieur hydrologue péruvien, ainsi qu’Eduardo et Lucas, topographes, et Americo et Hector, guides de haute montagne qui assisteront Thomas et Jesus pour le travail sur le glacier.



En fin de journée, nous atteignons le bout de la route, au pied d’un barrage, dont les installations de contrôle nous serviront de refuge pour la nuit. Tous vaquent à leurs occupations, alors que nous faisons une petite sieste avec Caroline. Il faut dire que nous sommes à 4200 m d’altitude. Le soleil brille généreusement sur les eaux étincelantes du lac de retenue, illuminant les sommets enneigés qui pointent au fond de la vallée. Le crépuscule est magnifique, les montagnes rougeoient de milles feux alors que les premières étoiles font leur apparition dans le ciel qui s’obscurcit. « Génial ! », nous glisse Thomas, « Ca va être génial cette mission ! »

Le lendemain, nous nous levons motivés comme jamais, prêts à grimper au pied du glacier perché à près de 5000 m. Quelques nuages sont accrochés sur les plus hauts sommets, sans pour autant inquiéter Thomas. Nous démarrons l’ascension à la fraîche, en fond de vallée, en compagnie de Jesus. Les quatre autres membres de la mission ont la charge de trouver des mules ou des lamas pour monter tout le matériel de camping au camp de base, à proximité du glacier.




Le sentier parcourt les alpages grillés. Sur les versants ombragés, des voiles d’eaux écumeuses semblent dégringoler des sommets. En regardant bien, ces cascades sont immobiles, figées, pétrifiées par le gel en de magnifiques murs de glace. Bientôt, le sentier s’élève dans la montagne. Déjà, l’air nous manque, et nous devons nous arrêter constamment pour reprendre notre souffle. Mais les pauses doivent être courtes, car les nuages se font de plus en plus nombreux et pressants, et occultent constamment les rayons du soleil, refroidissant considérablement l’atmosphère. Quelques heures plus tard, le sentier aborde l’immense moraine glaciaire, déposée par le glacier lors de sa retraite, et trace tout droit dans la montagne jusqu’au pied du glacier, duquel s’écoulent plusieurs torrents. Le paysage est de plus en plus bouché par les nuages, ce qui semble ne pas rassurer Thomas qui pointe constamment son regard au ciel, comme pour lui demander ce qu’il se prépare à nous envoyer sur le coin du nez.


Place au travail maintenant. « Le but de notre travail, nous explique Thomas, et de quantifier tous les flux d’entrée et de sortie de l’eau du glacier. Les entrées, ce sont les précipitations, comme la pluie et la neige. Les sorties ce sont les eaux qui ruissellent sur le glacier et celles qui proviennent de la fonte même du glacier et de la neige. Ainsi, si nous arrivons à quantifier les entrées et les sorties d’eau du glacier, il nous est possible de quantifier sa perte ou son gain de masse. Par exemple, s’il y a plus d’eau sortante que d’eau entrante, cela signifie que le glacier perd de la masse, donc du volume. L’inverse est également vrai. Enfin, afin de vérifier si nos calculs de bilan d’eau sont corrects, nous effectuons également une campagne topographique sur la langue du glacier. Ces mesures permettent de mesurer le volume du glacier et ses variations au cours du temps. Si les variations de volume du glacier sont cohérentes avec son bilan hydrologique, les données sont validées. »

Thomas sort alors de son sac un gros tube métallique d’une dizaine de kilo, relié à un petit module par un câble électrique. « Il s’agit d’une sonde, nous explique-t-il. Une fois immergée dans le torrent, cette sonde mesure en continu plusieurs paramètres physiques, comme la température, la hauteur d’eau, la turbidité (quantité de particules de sédiments en suspension dans l’eau). Nous convertissons alors la hauteur d’eau en débit du ruisseau, ce qui nous donne les eaux sortantes du glacier ». Thomas et Jesus installent en quelques minutes la sonde dans les eaux gelées du torrent glaciaire, et la mettent en marche. « C’est bon, elle est réglée pour mesurer pendant trois jours. Nous reviendrons la chercher avant de repartir, vendredi matin. »




Pendant que nous bavardions, les nuages se font plus menaçants, plus lourds, plus sombres. Il est déjà 15 heures, et l’équipe d’Hector n’est toujours pas arrivée au camp de base avec le chargement. « Ils n’ont probablement pas trouvé de mules ou de lamas, et ne monterons pas aujourd’hui. Nous devons impérativement descendre avant la nuit ! » La descente est agréable, mais le ciel décide de se déchainer. En face, les montagnes sont occultées par un voile blanc qui ne laisse guère de doute quant à sa nature. « La pluie ! », dis-je à Caro. « Il faut nous habiller, vite ! ». Nous avons juste le temps d’enfiler nos affaires de pluie avant de nous retrouver sous des bourrasques, non pas de pluie, mais de neige. J’aime autant cela, la neige mouillant beaucoup moins que la pluie. Nous descendrons ainsi 2 heures sous la neige.



Il se fait tard, le soleil décline ostensiblement sur l’horizon, et il fait de plus en plus froid sous cette neige qui se transforme peu à peu en pluie à mesure que nous perdons de l’altitude. A quelques centaines de mètres du départ du sentier, nous apercevons devant nous des animaux, chargés et accompagnés. « C’est pas croyable ! Ce sont Hector et ses collègues qui ont trouvé des animaux. Mais pourquoi montent-ils si tard ? Nous sommes déjà presque en bas ! » Après les avoir rejoint, Hector nous explique qu’ils ont parcouru la montagne toute la journée à la recherche d’animaux, et qu’ils n’en avaient trouvé que cet après-midi. Malheureusement, leur propriétaire, qui les accompagne, doit se rendre le lendemain dans son village, ils doivent donc impérativement monter ce soir, sinon le paysan refusera de les accompagner. Je regarde Thomas, abattu : « Moi, je ne remonte pas ce soir ». « Ca tombe bien, parce que moi non-plus. Nous allons passer la nuit dans les baraquements du barrage, et laisser la bande d’Hector monter tout le matériel. » Nous nous séparons de nos compagnons et redescendons, tout en ayant conscience qu’ils vont devoir installer le camp de base en pleine nuit, sous la neige, à près de 5000 m.


Après une bonne nuit, nous nous levons de nouveau très motivés, jusqu’à l’ouverture de la porte. « C’est pas vrai !, nous lance Thomas, tout est bouché ! Il neige de tous les côtés, ce n’est vraiment pas de veine ! » Malgré le mauvais temps, nous rassemblons tout notre courage et repartons dans la montagne, périodiquement balayés par des averses de neige. La montagne est saupoudrée d’un beau voile blanc. « Je suis dégoûté, nous lance Thomas, je ne vais pas du tout pouvoir mesurer le bilan hydrologique de la saison sèche, si ça continue. » Et ça va continuer ainsi tout la journée, et la journée du lendemain, des averses de neige balayée par des vents glaciaux, entrecoupés de périodes d’accalmies célébrant le retour temporaire d’un beau soleil et du ciel bleu azur, découvrant les majestueux sommets de la Cordillère Centrale recouverts de glace et de neige fraîche éblouissante.



Alors que Thomas s’en est allé passer 24 heures au pied du glacier afin d’échantillonner les eaux du torrent à intervalles réguliers, nous décidons de rester au camp de base. Il faut dire que nous ne sommes pas bien équipés : sans pantalon imperméable et chaussés de nos seules chaussures de course prenant l’eau comme des éponges, nous ne pouvons pas nous amuser à suivre nos compagnons équipés de matériel d’alpinisme. Alors que nous sommes réfugiés dans la tente, nous nous occupons à secouer la toile avec nos pieds pour faire tomber la carapace de neige qui s’est accumulée. Une chose est claire, la saison sèche semble bel et bien terminée…


En plus d’être guide de montagne, Hector est également responsable de la cuisine. Et quelle cuisine ! Dans la tente aménagée en salle de restaurant, certes rustique, Hector prépare matin et soir des soupes et des plats mijotés. Tous les matins, il se lève à 4 heures pour commencer à préparer le petit déjeuner que nous dévorons dès que les 6h30 ont sonné. Le soir, Hector est le dernier couché, alors que toute la journée, il parcoure le glacier en long, en large et en travers. C’est une véritable force de la nature.



Au cours des 5 jours que dureront la mission, nous serons 3 jours sous la neige. Mais, Ô miracle, nous nous levons le matin du dernier jour sous un soleil exceptionnel ! Le paysage dévoile sa splendeur la plus grandiose, mais personne ne semble vraiment profiter de ce spectacle naturel. En fait, tout le monde est réveillé depuis minuit, heure à laquelle le vent a débuté son festival. Sans relâche, il a balayé les tentes du camp de base, faisant claquer les toiles pendant presque toute la nuit. La température qui, la veille était clémente, a dégringolé au point d’avoir congelé le torrent. Et le vent n’a pas encore dit son dernier mot. Ce matin il souffle plus fort que jamais, déformant les tentes qui sur le point de s’envoler. C’est pourtant ce matin que Thomas doit reprendre la sonde laissée dans le torrent. C’est le vent en pleine face que j’accompagne une dernière fois Thomas et Jesus au pied du glacier. Et la surprise est de taille : la sonde est bloquée sous une couche de glace qu’il faudra briser petit à petit, toujours balayés par le vent furieux et glacial.



Malgré ces conditions quelque difficiles, je savoure ce moment exceptionnel : ce sont les derniers instants de la Géoroute Andine, avant de redescendre définitivement à Lima avant de nous envoler pour la France, et retourner tranquillement à notre vie d’antan. Alors, quel que soit le vent, quelle que soit la température, je profite de ces derniers instants d’aventure, qui ponctuent plus de neuf mois extraordinaires, faits de rencontres, de souvenirs, et parfois de moments difficiles.


« C’est l’heure, il faut descendre ! » Thomas dirige ses troupes. Il a raison, nous devons tout plier, avant d’entamer les 2 heures de descente, avant d’enchainer les 4 heures de voiture jusqu’à Lima. Cette fois, c’est bien la fin. Je regarde Thomas partir devant avec Jesus. Je me retourne une dernière fois pour contempler ce spectacle naturel, ces cathédrales gothiques bardées de glaciers, la Cordillère des Andes que nous avons suivi, gravi, subit et conquis à de nombreuses occasions, et avec qui nous avons tissé une relation toute particulière. « Nous devons désormais te quitter, et retourner chez les nôtres. Mais entre nous, ce n’est qu’un au revoir. »